WILLIAM CLOCHARD
par Simon KALENITCHENKO
Ce nom évoque-t-il quelque chose pour vous ? Pourtant, en lisant d’anciens journaux et en feuilletant des ouvrages le concernant, on apprend que ce peintre a habité notre commune. La preuve : une toile représentant la « rue Haute » sous la neige récemment acquise par la Municipalité et exposée dans la salle des mariages de l’ancienne mairie.
Il est né à Bordeaux, le 8 Mai 1904. Très jeune, on le trouve dans la région parisienne et précisément à 9 ans en pension à Rueil.
Tout gamin, il eut la vocation. On dit cela de tous les artistes et l’on ne manque pas d’ajouter que la famille essaya de briser cette vocation ; mais en l’occurrence le fait est strictement exact.
À l’école, il lui arrivait de n’écouter que d’une oreille, ou de ne pas écouter du tout, de faire semblant, pour se plonger, mine de rien dans les délices du dessin. Il croquait la tête du maître et avait un penchant très marqué pour la caricature.
La musique aussi, autre corde à son arc, l’attirait. Il voulut apprendre le violon vers sa dixième année. Et savez-vous qui fut son professeur ? M. de Vlaminck en personne.
On disait alors, M. de Vlaminck « Monsieur de » long comme le bras. On ne disait pas comme plus tard, Vlaminck tout court. Ce n’était pas encore la célébrité, ce n’était pas encore la gloire. C’était plutôt la sombre mouise, la vache enragée qui oblige les faibles à renoncer, à se contenter du petit train-train médiocre, mais qui fortifie les forts, qui trempe leur caractère.
Et fort, M. de Vlaminck l’était, au physique et au moral, comme il n’a jamais cessé de l’être.
Il fallait le voir, en ces temps héroïques où il vivait à Rueil, du produit de ses leçons ; il fallait le voir avec ses complets puzzles en toile de jute à matelas, son cache-poussière et ses gilets excentriques, tout bariolés de taches de couleur.
L’homme et l’enfant se lient d’amitié ; William accompagne souvent Vlaminck, encore inconnu sur les bords de la Seine à Chatou pour de longues séances de peinture.
Clochard disait « l’ascendant de ce colosse sur mon âme d’enfant fut formidable ; cela me domina jusqu’à trente ans ».
Avec lui, il rencontre Derain et Apollinaire tandis que Matisse introduit Vlaminck à la Galerie Vollard, puis aux Indépendants. Le Fauvisme est né.
Le gamin aimait s’affubler du melon de son maître, de ses vastes chaussures, de son ample caoutchouc, et allait se balader ainsi, dans les rues, fier comme Artaban, parce qu’il avait l’air du fils de M. de Vlaminck.
Pour faire honneur à son père spirituel, il se tenait soigneusement au courant des exploits pugilistiques en ayant la tête farcie des noms illustres des lutteurs de l’époque.
Clochard ne rêvait que de performances, de plaies et de bosses, prenait des leçons de poids, collectionnait les photos de tous les lutteurs du monde, et désespérait sa mère qui l’aurait voulu distingué.
« C’est encore ce de Vlaminck qui te met ça en tête, mon pauvre enfant, gémissait-elle ; avec tes goûts communs tu ne feras plus tard qu’un palefrenier ».
Prophétie qui touchait le gamin au cœur, car il rêvait déjà de succès auprès de femmes. Mais n’allons pas plus vite que le violon.
Pour l’instant il apprend à donner d’habiles coups d’archet, et continue de cultiver la caricature. Plus tard il crayonne pour quelques journaux sportifs, fréquente ainsi les coulisses du sport, assiste aux répétitions des combats minutieusement arrangés d’avance et ne tarde pas à comprendre que bien des choses, ici-bas, ne sont que combines et chiqué, que presque tout, hélas ! n’est que cela.
Alors, dégoûté, il tente de se réfugier dans l’amour de la peinture, de faire comme M. de Vlaminck. Mais, pour le coup, ses parents s’esclaffent : « Faire comme Vlaminck qui « amoche » la nature, voilà bien le bouquet ! Mieux vaut ne pas se fâcher, c’est décidemment trop drôle ! ».
Et Vlaminck, tout en reconnaissant que son élève mord au pinceau, ne l’encourage guère. « La peinture, ronchonne-t’il, vous devriez plutôt faire de la composition, car je suis sûr d’une chose, c’est que les blanchisseuses chanteront toujours »
Clochard, donc, entre dans cette voie, s’escrime à faire des rimes, des couplets et des refrains sentimentaux cent pour cent, dans l’espoir de les entendre gazouiller sur les lèvres des lavandières au cœur tendre.
Mais… adieu à ces projets lyriques. 1914. Il s’agit bien de chansons d’amour. La guerre. Il faut partir.
Il faut aller, d’abord, recevoir l’instruction militaire, près de Dreux, en un lieu-dit « les Corvées», appellation vraiment pertinente, pleine de promesses d’ailleurs tenues au pied de la lettre. Cet environnement lui permet de croquer quelques scènes de la vie militaire éditée dans un étonnant carnet de croquis paru en 1980 sous le titre « Pour du beurre ». Puis le départ pour le front. Ensuite la captivité. Clochard fut fait prisonnier près de Verdun. Là-bas il put travailler son violon, et penser à la peinture, la travailler mentalement en fermant les yeux, en imaginant des taches de couleur, des rapports de volumes et de tonalités, des raccourcis et des audaces. Et le soir, pour lui seul, des toiles apparaissaient sur les murs du baraquement. Il les retouchait ici et là, se promettant de mieux réussir le lendemain, de ne pas retomber dans telle ou telle erreur, dans telle ou telle faiblesse.
La vocation affirmait chaque jour un peu plus son emprise, au cours de ces rêveries passionnées et consolatrices, plus profitables peut-être que les leçons officielles de l’école des Beaux-Arts.
Cette fois le sort en était jeté. Clochard ferait comme Vlaminck.
Mais celui-ci, au retour de la guerre, s’il le reçut comme il savait recevoir, avec cette simple et magnifique générosité qui caractérisait sa nature exceptionnelle, s’il lui ouvrit tout grands ses bras, et toute grande sa maison de Bougival, négligea de l’épauler, de le diriger.
Vlaminck respectait trop la personnalité pour se permettre de l’influencer, et par là même de l’amoindrir, de la gâcher.
Il ne donna qu’un seul conseil, un seul, d’ordre général qui devait porter ses fruits en laissant entrevoir toutes les possibilités :
« Mon vieux, dit-il, vous avez des matériaux et vous ne savez pas vous en servir ; cela vaut mieux que ceux qui sauraient s’en servir mais qui n’en ont pas. Alors, vous n’avez qu’à gratter ».
Clochard, donc, se mit à gratter. À gratter dur pendant les heures de loisir que lui laissait son travail, car il dut, avec son violon gagner sa vie dans les brasseries. Et ce fut la période le plus douloureuse. Tous les artistes doivent en passer par là. On tâtonne, on multiplie les essais, on s’épuise, on est mécontent de soi, des autres, de tous et de tout. On désespère, puis, d’instinct on reprend confiance tout à coup, pour désespérer encore. On se cache pour souffrir. On prend devant les siens, les amis et les étrangers, des attitudes qui donnent le change, qui pourraient faire croire à de la satisfaction alors que l‘on est si plein d’humilité, hanté par la notion d’impuissance. On voudrait renoncer, une bonne fois pour toutes, on tente, sans y parvenir, l’abandon qui rendrait la simple joie de vivre des rêves insensés.
Mais on sent que l’on porte quelque chose dans la poitrine, dans le cœur et que ce quelque chose il faudra l’exprimer coûte que coûte, quel que soit l’effort.
En d’autres termes, être artiste, se donner, se mettre tout entier dans son œuvre. Son œuvre bien à soi. Ne rien devoir à personne. Ne chercher que la sincérité.
C’est pourquoi William Clochard s’éloigna le plus possible de toutes les attractions de la grande ville, des foires modernes, du monde des arts, des snobs, de tout ce qu’il nomme le « clinquant de pacotille ».
S’il ne pouvait voyager, retenu par ses obligations musicales, il trouvait aux alentours de Paris des cités à caractère de bon vieux temps. Saint Germain en Laye, notamment, le séduisait avec ses fiacres et ses arbres royaux.
Devant une auberge à façade patinée, il pense aux gens de la vieille et doulce France. Il entre, mais, du premier coup d’œil, découvre le lamentable chiqué du siècle. Les tables, les chaises, les armoires, tout le mobilier dernier cri qu’une hostellerie, avec un s, se doit d’avoir, et les boiseries, tout est en ciment imitation bois. De quoi hurler. Mais il faut se contenir et dire à la patronne, avec une ironie qu’elle ne soupçonne même pas, que c’est bien accueillant chez elle.
N’est-ce pas ? On a cherché si longtemps ce qui pourrait convenir à ce cadre.
Pour se redonner des forces après cette réponse ahurissante, Clochard commande un café et, comme on lui demandait avec quoi il le prendrait, il répondit « avec un peu de ciment, spécialité de la maison…».
Dès lors, de plus en plus possédé par sa passion, il se désintéressera de tout ce qui ne se rapporte pas à son art. Autour de lui il verra s’agiter les hommes sans jamais participer à leurs agitations. La politique, comme tout le reste, plus encore que le reste, le laisse indifférent, et il ne cache pas que jamais il n’a éprouvé le besoin de mettre un bulletin dans l’urne. Mais revenons à la peinture. Clochard travaille de tout cœur pour passer de l’état de bon ouvrier d’art à celui d’artiste.
William Clochard défie le temps en peignant des œuvres d’émotion et de sensibilité avec ce que le progrès va tuer.
Son style ? Il le définit ainsi lui-même quand on l’interroge sur ce qu’il pense des rapports dessin peinture : « La peinture est un art, le dessin en est un autre. Le but est d’émouvoir ; on peut émouvoir avec de la peinture pure, sans que cette peinture ait un « souteneur » qui s’appelle le dessin ».
Clochard n’est pourtant pas un abstrait. « Je voudrais, avec les moyens les plus sommaires, par la synthèse la plus poussée, exprimer le plus de choses possible ».
« Le plus de vérité avec le moins de précision, faire ressemblant sans reproduire les traits ». Et encore « Plus on est productif, plus on est menteur à soi-même, moins on exprime l’impression ressentie. »
« Capter l’impondérable, rappeler le paysage ou l’objet avec le moins d’architecture possible et le maximum de couleur ». Voilà à quoi tend le style de Clochard, ce non assujetti aux formes. Chacune de ses toiles est un gigantesque accord qui se révèle d’une seule émotion au spectateur qui ressent d’un seul choc la miraculeuse beauté d’un ciel, d’une prairie, d’un champ de blé, d’une rue enneigée pour la première fois révélée.
La couleur seule le trouble, et c’est ce trouble, cette émotion qu’il essaie de transposer. Cette émotion due à la couleur, il voudrait la traduire par la couleur seule, afin de la suggérer et la transmettre à l’état pur afin de la faire revivre intact, pour d’autre, l’instant de sincérité absolue pendant lequel, libéré de l’esprit, le cœur a battu plus fort.
Peintre de souveraine indépendance et qui n’obéit qu’à l’autorité la moins stable et la plus indisciplinée, c’est-à-dire à sa seule imagination, mais dans le respect affirmé et quasi religieux du métier sincère et bien appris, William Clochard s’est attaqué à beaucoup de sujets. La mer, la montagne, Paris, la banlieue, petite ou grande, les provinces, les fleurs, les fruits, le soleil qui fait flamber la vie et la neige qui la couvre de son suaire. Pas une toile de ce peintre ne ressemble pourtant à une autre du même auteur.
Il n’abandonne pas la musique pour autant car on trouve en 1924 dans nos archives l’annonce d’un « concert de gala » à Rueil où l’orchestre de jazz-band est conduit par William Clochard.
Comme Vlaminck, Clochard refuse l’académisme de l’école des Beaux-Arts. Il expose pour la première fois aux Indépendants en 1926. La critique le remarque mais trouve qu’il fait du Vlaminck. Mécontent, il coupera les ponts avec celui qu’il a tant admiré.
Vivant en Eure et Loir, et à Saint Lucien depuis 1933, c’est l’exposition des « Provinces de France » de 1942 qui le révèle au public chartrain. La préfecture achète son tableau « La cathédrale ». D’autres de ses tableaux se trouvent éparpillés chez des collectionneurs français et étrangers, de Berne à Zurich en passant par New York et l’Amérique latine, le Portugal, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Afrique et les pays nordiques.
En septembre 1987, William Clochard organisait sa dernière exposition à l’abbaye de Nottonville, près de Châteaudun. 2000 personnes s’y déplaceront. Pour l’occasion William Clochard était venu avec son violon. Puis la vue du peintre se brouilla. Il dut poser ses pinceaux, mais il lui resta son violon
« Ce n’est pas le dessin ou la peinture qui m’ont laissé en vie, c’est la musique ». Ses yeux bleus malicieux qui ont scruté tout un siècle se sont fermés le 13 octobre 1990. Il avait presque 97 ans. Restent ses toiles.
Terminons sur une anecdote citée dans le Figaro de l’époque :
« C’est à désespérer, disait Clochard. Je n’ai vu qu’une seule fois un personnage larmoyer devant mes toiles, au vernissage d’une exposition… Et c’était M. Albert Lebrun ! Puissent mes patients efforts avoir pour résultat des pleurs plus appréciables ».
Rappelons que le président Lebrun était connu pour sa façon larmoyante de prononcer un discours !
SOURCES :
Documents Bouteiller
Journaux parisiens et de province
Ouvrages de R.L. Pillet et F. Demeure
Ouvrage illustré de B. Hallet